Écriture inclusive : entretien avec Éliane Viennot

Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature française de la Renaissance à l’université Jean Monnet (Saint-Étienne), nous parle écriture et langage inclusifs.
Propos recueillis par Catherine Nave-Bekhti.

Écriture inclusive : entretien avec Éliane Viennot

Cet entretien est paru dans le n° 266 (janvier-février 2019) de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.

Pouvez-vous rappeler ce qu’on désigne par « écriture inclusive » ? D’où cela vient-il ?

C’est le volet écrit du langage inclusif, qui consiste à se débarrasser autant que faire se peut d’habitudes langagières, voire de règles de grammaires qui témoignent de la domination du masculin sur le féminin – et donc renforcent celle des hommes sur les femmes. Tous les pays qui, au XXème siècle, ont opté pour l’égalité juridique des deux sexes, ont vu se développer une réflexion sur le langage et sur son rôle dans les résistances à réaliser l’égalité, de même que sur celui des images, des publicités, des films…

L’effort pour démasculiniser les langues a reçu diverses appellations : langage non sexiste, non discriminant, inclusif…

Bien entendu, chaque langue a ses caractéristiques, donc les solutions trouvées sont différentes dans chacune. En France, on s’est récemment focalisé sur un procédé particulier (et à vrai dire marginal), auquel on réduit souvent l’écriture inclusive, à savoir les signes qui servent à écrire un seul mot pour en signifier deux : né(e), né-e, né·e…

pas besoin de transformer notre langue : elle « sait faire »

Dans quel type de communication cet usage est-il recommandé ?

Toute personne, toute institution qui se dit partisane de l’égalité entre les humains devrait mener une réflexion sur son langage, et s’attacher à le débarrasser du sexisme qu’il véhicule, de même que de tout type d’expressions dénigrantes. La responsabilité est particulièrement grande quand on s’adresse au public – y compris les élèves et les parents. Il n’y a pas besoin pour cela de transformer notre langue : elle « sait faire », elle a toutes les ressources pour nous permettre de nous exprimer correctement. Seule les abréviations sont nouvelles – quoi qu’elles aient une quarantaine d’années. Elles rendent service en terme de gain de place, mais elles ne sont pas nécessaires.

Que pensez de la déclaration de l’Académie française : « devant cette aberration “inclusive”, la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures » [1] ?

Cette quatrième déclaration sur le sujet (les autres datent de 1984, 2002, 2014) est de loin la plus creuse. Elle montre à quel point cette institution est déconnectée du réel, mal informée, insensible aux besoins du public, incompétente en matière de langue ; car jamais une abréviation – c’est de cela qu’elle parle – n’a mis en péril une langue. En revanche, les aberrations et complexités orthographiques qu’on doit à l’Académie mettent gravement en difficulté le corps enseignant et les enfants, et elles sont responsables du fossé entre celles et ceux qui les maitrisent et les autres. Ce dont elle n’a cure.

le masculin dit « générique » ne l’est pas

Qu’entendez-vous dans vos travaux par « langage inclusif » ?

Le langage inclusif repose sur des ressources qui ont été en usage jusqu’à ce qu’on charge l’école d’installer dans les crânes des enfants les réformes des grammairiens masculinistes.

Le masculin dit ʺgénériqueʺ ne l’est pas : il fait disparaitre les femmes non seulement des textes, mais des esprits.

Il s’agit d’utiliser des noms féminins pour parler des femmes, et d’employer des mots morphologiquement cohérents au lieu des masculins travestis et inaudibles qu’on a vu apparaitre depuis quelques décennies : autrice, défenseuse, écrivaine, proviseuse, professeuse, rapporteuse… existent depuis des siècles. Il s’agit d’exprimer les mots qui représentent les deux sexes, car le masculin dit « générique » ne l’est pas : il fait disparaitre les femmes non seulement des textes, mais des esprits.

On peut recourir aux « doublets » (par ordre alphabétique), aux noms collectifs (« la communauté scolaire ») ou aux termes épicènes (« les membres »). Il faut aussi remettre en usage les accords de proximité et les accords selon le sens, si courants jusqu’au XXème siècle. Et bien sûr réserver le mot homme aux hommes concrets : parler des origines de l’humanité, des droits humains, etc.

Je préconise aussi, à l’écrit, de limiter les abréviations aux termes morphologiquement proches et de n’utiliser qu’un point médian pour le pluriel (enseignant·es, lycéen·nes, mais non acteur·trices, et encore moins acteur·trice·s). Tous ces procédés peuvent se combiner, pour éviter les lourdeurs et les abréviations : « Les filles et les garçons sont convoqués à huit heures », « Les directeurs et les directrices d’établissement refusent cette mesure, qu’elles jugent néfaste ».

Pour aller plus loin

 

  • Témoignage :

« Nous, enseignantes et enseignants du primaire, du secondaire, du supérieur et du français langue étrangère, déclarons avoir cessé ou nous apprêter à cesser d’enseigner la règle de grammaire résumée par la formule ʺLe masculin l’emporte sur le fémininʺ. »

Ainsi commence le manifeste signé par 314 enseignant·es, dont je fais partie. En tant que professeure d’anglais, il est vrai que je ne m’engageais pas à de grands bouleversements dans ma pratique pédagogique. Si ce n’est, amener mes étudiant·es vers une prise de conscience, en leur proposant des éléments de comparaison, en pointant les différences : le genre neutre par exemple qui n’existe pas en grammaire française en tant que tel, les différences des règles d’accord entre français et anglais (on n’accorde pas les adjectifs en anglais), les déterminants-articles s’ils sont définis en genre et nombre en français, sont basés sur la discrimination auditive et non genrée (a / an) en anglais. Alors oui la langue que nous parlons reflète d’une certaine façon notre manière de penser le monde.

L’élève de CE1 ou CE2 que j’étais avait très mal vécu l’enseignement de cette règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. De ce jour, les jeux dans la cour ont été émaillés de remarques moqueuses, voire agressives quand un garçon perdait aux billes contre une fille : « toute façon t’as pas vraiment gagné, la maitresse l’a dit : le masculin l’emporte toujours sur le féminin ».

En m’engageant dans des études de langues, j’ai pu formaliser mes intuitions, étudier l’histoire, l’évolution du langage, des règles, comparer anglais et français et renforcer mes convictions : le langage est politique, et les règles qui le régissent le sont tout autant. C’est sûrement pour cela que ce manifeste, dont le contenu peut sembler anodin, a provoqué des réactions d’une violence que je n’avais pas anticipée ! Je vous assure que voir son nom sur une liste de personnes à « égorger » ça fait froid dans le dos.

Sandrine, professeure d’anglais

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[1] Déclaration de l’Académie française sur l’écriture dite « inclusive », adoptée à l’unanimité de ses membres dans la séance du 26 octobre 2017.